Thursday, September 18, 2014

Des généraux rwandais accusés de crimes de guerre au service de l’ONU


Pourquoi l’Organisation des Nations Unies a-t-elle choisi des hommes accusés d’avoir supervisé des escadrons de la mort pour diriger les forces de maintien de la paix au Darfour et au Mali?

Les activités du lieutenant-général Patrick Nyamvumba et du major général Jean Bosco Kazura dans l’est du Rwanda nous renseignent sur ce que leur armée victorieuse a accompli durant le génocide de 1994 et pour les années suivantes.

 Selon une douzaine d’anciens soldats de l’APR et d’autres témoins, le bataillon de Patrick Nyamvumba a pourchassé un très grand nombre de civils hutus pour les abattre et les brûler ensuite dans le Parc de l’Akagera.

 Des soldats prétendent que, pendant le génocide, son commandant adjoint, Jean Bosco Kazura, l’a aidé à ratisser la campagne en vue d’éliminer des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants.

 Un employé de l’ONU affirme qu’un tribunal cette organisation possédait suffisamment de preuves pour inculperPatrick Nyamvumba, mais qu’il a refusé de le faire.

 Un long processus d’enquête a permis de déterminer que le chef du FPR, Paul Kagame, a organisé d’une manière très soigneuse et secrète des massacres de civils.

 L’ONU déclare qu’elle prend désormais ces renseignements au sérieux et qu’elle les évalue.

BRUXELLES – Joseph Matata, fermier rwandais converti en défenseur des droits de la personne, se trouvait en Belgique au mois d’avril 1994, au début du génocide, tandis que ses enfants et sa femme tutsie étaient chez eux à Murambi, un village situé près de la frontière orientale du Rwanda. À l’aube du 12 avril, une milice d’extrémistes hutus, connus sous le nom des Interahamwe, a surgi dans leur domicile, avide de sang. Les attaquants ont rapidement forcé la famille de M. Matata à sortir de la maison et ont tranché le dos de sa femme avec une machette. Ils s’en sont ensuite pris à sa fille de 12 ans en lui coupant le cou et le visage. Celle-ci est tombée au sol dans le coma. Un voisin hutu prénommé John est intervenu lorsque la milice a commencé à matraquer trois autres enfants. Lorsque les attaquants ont cru avoir tué deux Tutsis, ils ont décidé de partir.

Avec l’aide d’un gendarme local qui connaissait la famille, John a trouvé le moyen d’emmener la femme et la fille de M. Matata à l’hôpital le plus proche, alors que ses autres enfants ont trouvé refuge chez un autre voisin, qui les gardait en sécurité en payant des bandes de tueurs en maraude.

Une semaine plus tard, l’Armée patriotique rwandaise (APR), des rebelles tutsis ayant vaincu les extrémistes hutus et pris le pouvoir, s’est rendue à Murambi et a emmené la femme et la fille de M. Matata dans un hôpital plus équipé de la localité voisine de Gahini, un village situé dans la commune de Rukara, sur les rives du lac Muhazi.

« Pour cela, je dois remercier le FPR », dit sèchement M. Matata dans un restaurant du centre de Bruxelles, faisant référence au Front patriotique rwandais (FPR), l’aile politique de l’APR et le parti actuellement au pouvoir au Rwanda.
Lorsque le FPR a mis en place un gouvernement de coalition d’urgence fin juillet, après le génocide, les vols en direction du pays ont repris et M. Matata a finalement pu retourner chez lui. Il est allé directement à Gahini chercher sa femme et sa fille, qui avaient déménagé temporairement dans une maison à proximité de l’hôpital où elles ont reçu des soins leur ayant permis de recouvrer la santé.

C’est à ce moment-là que M. Matata a entendu un cortège d’autres horreurs survenues à Gahini et dans des villages aux quatre coins des préfectures de Kibungo et de Byumba. Des civils ont commencé à lui raconter des histoires sur le massacre systématique des Hutus perpétré par l’APR, l’armée victorieuse ayant prétendument mis fin au génocide.

« J’étais reconnaissant envers le FPR d’avoir aidé ma famille, mais je ne pouvais pas ignorer ce que j’entendais », affirme M. Matata, incapable de terminer le même verre de bière Leffe pendant les trois heures de notre rencontre. « En tant que personne qui croyait aux droits de l’homme, je me sentais obligé d’enquêter sur les allégations », enchaîne-t-il.

Dans les années 1970 et au début des années 1980, M. Matata, un homme volubile, mais précis sur le plan linguistique, travaillait à la Banque nationale du Rwanda à Kigali et a commencé à critiquer l’ancien régime hutu ainsi que le parti unipartite du président Juvénal Habyarimana. Il a ensuite déménagé à Murambi et démarré une entreprise agricole. Au mois de novembre 1990, lors de la première invasion par l’APR du nord du Rwanda depuis l’Ouganda, il a été accusé d’aider le FPR, une accusation qu’il a niée, puis il a été jeté en prison pour une courte période. En 1991, il est devenu un membre fondateur de l’Association rwandaise pour la défense des droits de l’homme (ARDHO), et maintenant il dirige le Centre de lutte contre l’impunité et l’injustice au Rwanda (CLIIR) situé à Bruxelles, où il est devenu un chroniqueur infatigable de l’histoire complexe et incorrigiblement violente du Rwanda.

Ce Rwandais métis de 59 ans organise chaque semaine des manifestations à l’extérieur de l’ambassade de son pays natal à Bruxelles et adresse des lettres condamnant des disparitions et des arrestations au Rwanda, des incidents en grande partie ignorés par des organisations comme Human Rights Watch et Amnistie Internationale. Il est devenu, dans le curieux sanctuaire belge d’exilés rwandais, une sorte de Zorro influent et un réseau de soutien pour les Hutus et les Tutsis incarcérés ou en fuite.

M. Matata n’est pas resté longtemps au Rwanda sous le régime du Front patriotique rwandais, dont le pouvoir commençait tout juste à émerger des ruines de la guerre au mois de juillet 1994. Quelques jours seulement après son retour de la Belgique au Rwanda, il a interviewé des douzaines de villageois à Gahini et dans d’autres secteurs, dont plusieurs disparaîtront par la suite. Il a également visité 10 fosses communes dans les localités de Muhazi, de Kayonza et de Kabarondo. Certaines dépouilles de Hutus se trouvant dans ces fosses ont ensuite été brûlées ou apportées dans des fosses communes contenant des Tutsis tués par les Interahamwe avant l’arrivée de l’APR.

Un témoin qui l’aidait dans son enquête était un des anciens employés d’une ferme de M. Matata à Murambi. Cet homme, un Tutsi, avait eu l’horrible tâche de transporter les cadavres pour l’APR dans une « fourgonnette », une sorte de taxi ou minibus africain, jusqu’aux fosses communes.

« Ce témoin travaillait pour l’APR. Il devait transporter ces corps dans un véhicule saisi par celle-ci. Le travail était rapidement effectué », précise M. Matata.

« Il était traumatisé. Parfois, les victimes chargées dans le taxi n’étaient même pas mortes. Elles gémissaient et pleuraient encore. »
L’employé en question, que M. Matata décrivait comme étant une personne sensible, a fini par avoir des problèmes avec le FPR et a dû fuir le pays.

Pendant la première enquête de M. Matata, des témoins lui ont décrit la façon dont l’APR ratissait les collines : « L’APR pourchassait les gens comme des lapins ou d’autres proies. Les soldats ont mené des opérations de nettoyage dans les collines. Ils allaient de maison en maison pour tuer les gens ». M. Matata ajoute que l’APR utilisait parfois des grenades.

Des gens se cachaient dans des bananeraies ou s’étaient enfuis dans la forêt adjacente, le Parc national de l’Akagera.

« Plusieurs victimes se sont jetées et noyées dans le lac à la vue des soldats qui approchaient. »

L’APR utilisait également une autre méthode, la prise au piège, afin de tuer de plus grands groupes de personnes.

« L’APR demandait aux gens de se rassembler à certains endroits, comme des écoles ou des marchés. Ceux qui se présentaient à ces rassemblements recevaient du matériel de cuisine, des vêtements et de la nourriture et on leur disait ensuite de passer le mot à propos de futurs rassemblements. Lorsque de plus grands groupes de personnes se pointaient, l’APR les tuait avec des grenades ou des fusils. »

M. Matata prétend que l’APR a également convoqué des Hutus à des rassemblements pour ensuite les massacrer dans d’autres régions du pays. « Les massacres étaient intenses et massifs. »

M. Matata n’a pas pu mener à bien une enquête complète à Kibungo – avec des noms et des nombres de victimes – parce que sa vie a été menacée à plusieurs reprises. En l’espace de quelques semaines, il est retourné à Kigali et a été forcé, au début de l’année 1995, de quitter le Rwanda pour de bon. Néanmoins, son travail inachevé sera soutenu ultérieurement par les découvertes d’un homme nommé Robert Gersony.

M. Gersony, un consultant qui possède une vaste expérience en Afrique dans les zones de guerre, a été embauché par l’Organisation des Nations Unies afin de mener une étude sur la faisabilité, pour les réfugiés rwandais, de retourner chez eux après le génocide. Comme bon nombre de personnes venues au Rwanda au lendemain du génocide, cet homme et son équipe étaient initialement bien disposés à l’égard du FPR, et ils ont pu avoir accès à 91 sites dans plus de 40 communes partout au pays. Ils ont interviewé 200 personnes et tenu 100 discussions en petits groupes.

Or, ce qu’ils ont trouvé était suffisamment troublant pour jeter l’ONU dans l’incertitude totale, mais ces découvertes n’ont entraîné aucun changement de paradigme au sein de l’organisation internationale.

Au mois de septembre 1994, l’équipe de M. Gersony a découvert que les soldats de l’APR semblaient s’être livrés à un génocide contre des civils hutus.

Un câblogramme du Département d’État des États-Unis se rapportant aux conclusions de M. Gersony a été envoyé à l’ambassadrice américaine de l’Organisation des Nations Unies, Madeleine Albright, et à des ambassades américaines dans la région. Daté du mois de septembre 1994, ce câblogramme apprenait que « des réfugiés hutus étaient convoqués à des rassemblements pour la paix et la sécurité, pour être ensuite massacrés par l’APR, qui surgissait sur les lieux de rassemblement. En plus des tueries de masse, des fouilles de domiciles étaient effectuées; les gens cachés dans les marécages étaient pourchassés; et des émigrés rentrés au pays ainsi que des malades, des personnes âgées, des jeunes et des hommes de 18 à 40 ans étaient les victimes. Tant de civils avaient été tués que l’inhumation des dépouilles posait problème. Dans certains villages, le groupe a estimé que le nombre de personnes abattues depuis le mois d’avril était d’au moins 10 000 par mois [traduction libre] ».
Un autre câblogramme envoyé par la mission de surveillance de la paix de l’Organisation des Nations Unies, la MINUAR, citait M. Gersony en utilisant des termes plus crus pour décrire les crimes perpétrés par l’APR contre les Hutus.

« M. Gersony présente des faits concernant ce qu’il décrit comme étant des atrocités et un génocide délibérés, prémédités et systématiques contre les Hutus par l’APR dont l’ampleur et les méthodes, a-t-il conclu (30 000 massacres), ont seulement pu s’inscrire dans un plan mis en œuvre en tant que politique émanant des plus hautes sphères du gouvernement. Selon lui, il ne s’agissait pas de cas individuels de revanche et de procès sommaires, mais d’un génocide prémédité et systématique des Hutus. M. Gersony a joué sa réputation de 25 ans sur ses conclusions, qu’il reconnaissait comme allant radicalement à l’encontre des hypothèses formulées depuis le début par l’ONU et la communauté internationale [traduction libre]. »

Deux personnes ont confirmé l’authenticité du câblogramme de la MINUAR : un avocat du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et quelqu’un ayant pris part aux discussions sur les conclusions de M. Gersony.

Le câblogramme, classé et utilisé comme preuve au TPIR, a été rédigé par un haut fonctionnaire de la MINUAR, Shaharyar Khan, et envoyé au responsable des opérations de maintien de la paix de l’ONU de l’époque, Kofi Annan. M. Khan a poursuivi en affirmant ne pas croire que ces tueries faisaient partie d’un « massacre programmé et systématique commandé par les autorités », mais il a admis que l’ONU était maintenant « engagée dans un exercice de limitation des dégâts ».

L’Organisation des Nations Unies et les États-Unis ont choisi d’utiliser un subterfuge politique. Les notes de terrain de M. Gersony étaient essentiellement gardées cachées dans un effort concerté de protéger le gouvernement d’après le génocide dirigé par Kagame. Aucune autre enquête n’a été menée et on n’a jamais interrogé les personnes soupçonnées d’avoir été à l’origine du massacre d’innocents.


*

Avant son départ du Rwanda, M. Matata a tenté de trouver les responsables du massacre, à l’échelle locale tout au moins. Par la suite, ce faisant, il a découvert que l’autorité émanait d’un lieutenant-colonel, qui alla après cela diriger la plus grande opération de maintien de la paix de l’ONU au monde.

« Ce commandant s’appelait Patrick Nyamvumba », a déclaré M. Matata avec tristesse. « Les soldats qui ont massacré des civils travaillaient sous sa responsabilité. »

Aujourd’hui, le lieutenant-général Nyamvumba est une personnalité hautement respectée sur la scène militaire internationale et l’actuel chef d’état-major de la défense du Rwanda. En 2009, le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-Moon l’a nommé commandant de l’Opération hybride Union africaine-Nations Unies au Darfour (la MINUAD), un poste qu’il a occupé jusqu’en juin 2013. À ce moment-là, Ban Ki-Moon a souligné le « dévouement » dont le commandant a fait preuve pendant quatre ans et le « service inestimable » qu’il a offert au cours de cette période.

Quatre bataillons rwandais sont déployés dans la zone de la MINUAD, soit la plus grande et, sans doute, la plus importante opération de maintien de la paix au monde, avec environ 16 000 troupes internationales et 4 700 policiers. Selon des analystes, la contribution indispensable de ce pays au maintien de la paix dans une région instable, mais importante sur le plan politique telle que le Soudan a conféré du prestige à Kigali dans la noble institution de l’Organisation des Nations Unies. En effet, le Rwanda a obtenu un siège tournant au Conseil de sécurité de l’ONU au mois d’octobre 2012 et il a l’habitude d’être protégé contre les allégations de graves violations du droit humanitaire en son propre sol et chez son pays voisin la République démocratique du Congo.

Comment se fait-il, alors, que le lieutenant-général Nyamvumba soit parvenu aux plus hauts échelons de la prodigieuse armée rwandaise? Et, plus important encore, comment a-t-il été choisi comme responsable d’opérations de maintien de la paix par l’Organisation des Nations Unies, un organe international dont les principes consacrés reposent sur la sécurité et le droit internationaux? De plus, comment le compagnon d’armes de Nyamvumba, le général Kazura, a-t-il obtenu, en juin 2013, le rôle de commandant de la Force responsable du maintien de la paix de l’ONU nouvellement créée au Mali, la MINUSMA? Puis qui est Kazura au juste et comment expliquer l’ascension, au sein de l’APR, de cet officier tutsi originaire du Burundi?

Au cours des derniers mois, une douzaine d’anciens soldats et officiers de l’APR en Afrique, en Europe et en Amérique du Nord ont discrètement accepté de partager leurs connaissances des gestes commis par ces hommes il y a deux décennies, le long d’une longue bande de terre du territoire rwandais allant de la frontière ougandaise à celle de la Tanzanie. De plus, un autre jeune homme, un Tutsi ayant survécu au génocide et qui était adolescent à l’époque, a raconté des souvenirs effrayants de Nyamvumba et de quelques-uns de ses hommes qui opéraient dans la région du pourtour ouest du bassin du lac Victoria – un semblant de paradis primitif de sentiers rouges accidentés, de roseaux de papyrus et de caféiers bourbon qui, naguère, avait constitué un lieu de massacre.

Kamanzi, le témoin en question, affiche un visage lumineux ainsi qu’une attitude réservée, mais confiante. À la fin du mois d’avril 1994, parce qu’il connaissait certains des soldats tutsis à Gahini, on lui avait confié la tâche d’aller chercher du bétail sur les biens saisis par l’APR. Il se souvient de Nyamvumba comme un homme agréable qui boitait : « Il se présentait bien. Il était calme et souvent souriant. Il était le commandant des Forces terrestres, mais les soldats étaient assurément à l’aise avec lui ».

Nyamvumba, que Kamanzi appelait « le colonel », demeurait souvent dans la plus belle maison de Gahini dominant le lac Muhazi – la première demeure à gauche d’un chemin menant au sommet de la colline surplombant la ville. Le témoin est allé chez Nyamvumba plusieurs fois quand celui-ci s’y trouvait. Il était courant que de jeunes femmes se promènent autour. Une jeune femme bien connue est d’ailleurs devenue la petite amie de Nyamvumba.

Kamanzi accompagnait régulièrement les soldats dans leurs saccages de bâtiments, pillant marchandises, nourriture et argent. « Nous étions en temps de guerre et nous essayions de survivre », explique-t-il.

Mais, c’était au cours d’opérations, en faisant la tournée des maisons et des champs, que l’adolescent a vu de ses propres yeux les objectifs réels des soldats. Pendant une période de deux mois à partir de la fin du mois d’avril, Kamanzi a accompagné des soldats dans leurs missions au moins deux ou trois fois par semaine. Les soldats utilisaient des expressions telles qu’« éliminer » ou « épurer l’ennemi » pour parler de leur travail.

« J’ai vu des soldats tuer des gens. Parfois, je restais à bord du véhicule parce que je ne voulais vraiment pas assister à ce qui se passait », confie-t-il. « J’avais peur de voir une personne se faire tuer devant moi. »

Les soldats, à peine sortis de l’adolescence pour plusieurs, appelaient les Hutus non armés des Interahamwe.

« Or, ce qui est triste, c’est que ces gens étaient des villageois », explique-t-il. « Ils n’étaient pas des Interahamwe. Bon nombre d’entre eux travaillaient aux champs. Dans certains cas, les parents avaient fui et les enfants étaient laissés seuls à la maison. Les soldats tuaient malheureusement ces enfants. »

Kamanzi se rappelle un événement traumatisant survenu plus tôt dans un village à proximité du parc de l’Akagera.
« Nous sommes entrés dans une maison. Personne ne s’y trouvait, à l’exception d’une fillette d’environ cinq ans. Les soldats lui ont demandé où étaient ses parents. Elle leur a répondu qu’ils étaient partis dans les champs. Quelques-uns d’entre nous ont regagné notre véhicule, mais un soldat est resté sur les lieux. Après quelques instants, j’ai entendu un coup de feu. »

« Le soldat l’avait abattue. Il m’a ensuite précisé qu’il s’agissait de la fille d’un Interahamwe. L’idée qu’elle n’était qu’une fillette ne lui avait même pas traversé l’esprit. »

« C’est à ce moment-là que je me suis demandé si ces gens étaient venus pour nous sauver. »

Le colonel Nyamvumba accompagnait rarement les soldats dans les opérations, mais Kamanzi se remémore un incident où ils avaient appris que des Hutus dans un village en particulier pouvaient être armés. Ce jour-là, le commandant des Forces terrestres, ses escortes et une équipe de soldats s’y sont rendus dans des véhicules séparés, pour y ceinturer ensuite une propriété. Kamanzi y était allé aussi. Nyamvumba avait donné des ordres en swahili, une langue que l’adolescent ne connaissait pas. Lui et Nyamvumba étaient restés en retrait à quelques mètres, tandis que les soldats tiraient des coups de feu sur une longue période de temps. Comme dans chaque mission à laquelle Kamanzi a participé, aucun combat n’a eu lieu; les soldats se sont simplement mis à tuer des gens.

D’anciens soldats et officiers expliquent qu’avant le mois d’avril 1994, Nyamvumba était un officier de rang intermédiaire et possédait très peu, sinon aucune, expérience de commandement. Il était surtout l’instructeur-chef du Training Wing (bloc d’entraînement) de l’APR, qui a été transférée de la localité de Gatunda, située à proximité de la frontière ougandaise, à Gabiro, à la limite du parc de l’Akagera après le déclenchement du génocide. Le bataillon qui avait été créé sous sa direction pour – par euphémisme – « éliminer » les civils hutus des collines ou « ratisser le terrain » était considéré comme étant hautement clandestin. Le bataillon Oscar opérait dans des régions déjà vidées des insurgés, derrière la 157e force mobile de l’APR dirigée par le tristement célèbre Fred Ibingira, maintenant lieutenant-général, et la 7e brigade œuvrant sous William Bagire.

Les personnes interviewées à propos de cette histoire affirment que Nyamvumba supervisait ce bataillon, formé de plusieurs compagnies de jeunes soldats issus principalement du haut commandement de la RPA – composé d’escortes de Kagame – et de soldats du Training Wing. Selon des officiers supérieurs connaissant bien les opérations, Nyamvumba recevait des ordres émanant directement de Kagame.

Les officiers prétendent que les opérations étaient élaborées, planifiées et coordonnées par Kagame et la Direction du renseignement militaire ainsi que des membres du personnel chargé du renseignement du haut commandement et du Training Wing.


L’officier du renseignement qui travaillait directement pour Kagame et qui aidait à la coordination des opérations s’appelait Silas Udahemuka. Ce dernier était assisté de trois autres escortes de Kagame : Innocent Gasana, Jackson Mugisha et Charles Matungo.

À cette époque, la Direction du renseignement miliaire était dirigée par Kayumba Nyamwasa, longtemps considéré comme étant second sous Kagame dans la hiérarchie militaire rwandaise. Le général Nyamwasa a coupé les ponts avec son patron en 2010, s’est enfui en Afrique du Sud et a survécu à une tentative de meurtre perpétrée par, on le soupçonne, des agents rwandais. Il a refusé d’accorder une entrevue pour le présent article.

Un autre acteur important de la Direction du renseignement miliaire ayant facilité le massacre était Jackson Rwahama. Des officiers expliquent que cet homme a recommandé et inspecté des assemblées secrètes, en plus d’y avoir assisté. « Rwahama était un tueur chevronné de l’armée ougandaise et avait travaillé dans le domaine du renseignement pour Idi Amin », affirme un officier en faisant référence au dictateur impitoyable au pouvoir en Ouganda dans les années 1970, et dont le régime se caractérisait par des violations extrêmes des droits de la personne et par la répression politique.

« Rwahama a facilité la coordination des tueries. Rappelons-nous que Nyamvumba était jeune à cette époque et qu’il possédait peu d’expérience. Ces gens se demandaient comment ils allaient s’y prendre pour tuer un grand nombre de personnes en peu de temps avant que tout le monde le sache. Rwahama était la meilleure personne pour planifier une telle chose », confie l’officier.

Les officiers et les soldats confirment qu’en plus d’avoir œuvré de concert avec la Direction du renseignement militaire à un plan visant à éliminer les Hutus de ces préfectures, Nyamvumba avait au moins trois commandants-adjoints qui supervisaient des escadrons de la mort. Il s’agissait de John Birasa, d’Emmanuel Butera et de Jean Bosco Kazura.

Au dire de tous, Kazura était un intellectuel passionné de soccer qui possédait peu d’expérience de combat, sauf durant la brève période où il a servi au sein du bataillon connu sous le nom de Delta Mobile. Originaire du Burundi, il parlait couramment le français, l’anglais et le kinyarwanda. Il est devenu un officier en 1992 et s’est joint au haut commandement de l’APR, où il est devenu traducteur pour Kagame, écoutant périodiquement Radio France internationale et accueillant les visiteurs importants qui venaient rencontrer Kagame et le président du FPR, Alex Kanyarengwe, à la Maison Arusha, qui se trouvait sur la base militaire du FPR, à Mulindi, avant le génocide.

Toutefois, aussitôt que l’avion de l’ancien président hutu Juvénal Habyarimana a été abattu par un missile sol-air le 6 avril 1994, Kazura a été catapulté sur un terrain inconnu bien plus dangereux.

Immédiatement après l’assassinat – qui déclenchera le génocide et une folie meurtrière essentiellement contre les civils tutsis — Nyamvumba quitte le Training Wing  de Karama près de la frontière ougandaise avec des membres du personnel chargé du renseignement et plusieurs personnes sélectionnées au sein du personnel subalterne principal local. Les membres du personnel chargé du renseignement ayant accompagné Nyamvumba étaient Dan Munyuza, Rwakabi Kakira et Kalemara alias Kiboko. Quittant son poste officiel d’instructeur-chef, Nyamvumba a « commencé à ratisser » la région avec ses hommes de Gatunda à Ngarama, où ils ont construit une base temporaire.

Selon des témoignages entendus, certaines des premières opérations ont débuté le long de la limite orientale de la zone démilitarisée, où l’APR avait le dessus pendant la guerre d’invasion ayant précédé le génocide. Le FPR avait trompé des paysans dans cette région en leur promettant du sel, du sucre, des médicaments et d’autres articles de première nécessité. Ces gens étaient quelques-unes des premières personnes à avoir été prises dans le piège de l’APR et tuées par celle-ci.

À la fin du mois d’avril, le Training Wing, officiellement dirigé par Nyamvumba, a été déménagé à Gabiro, à la périphérie d’Akagera, un parc qui s’étendait au départ sur une superficie de 2 500 kilomètres carrés et parsemé de marécages, de savanes et de montagnes.

À mesure que le génocide se poursuivait, le « bataillon Oscar » de Nyamvumba, comme il aura été appelé ultérieurement, s’est accru graduellement avec de nouvelles cohortes de Tutsis du Rwanda et des pays voisins qui finissaient leurs classes, jusqu’à un nombre estimé à 800 soldats. Les Forces auraient par la suite été envoyées d’un bout à l’autre des préfectures de Byumba et de Kibungo; parmi les localités ciblées, mentionnons Muvumba, Ngarama, Gituza, Bwisige, Muhura et Murambi jusqu’à Kibungo.

Kazura, œuvrant à l’époque dans le haut commandement et connu pour être proche de Kagame, est devenu commandant adjoint de ces opérations, initialement à Byumba. Puis, des sources indiquent que les hommes de Kazura et de Nyamvumba avaient progressé vers la localité de Kibungo, Kanyonza, Kabarondo et Rukira.

« Les soldats ont effectué délibérément ce travail », a affirmé David, un ancien officier de l’APR.

David est un Tutsi du Rwanda loquace et d’âge moyen vivant en exil. Lorsqu’il ne parle pas du Rwanda, son ton passe facilement de jovial à ironique. Curieusement, comme tant de Rwandais qui ont subi les horreurs du génocide, son visage laisse peu voir les cicatrices émotionnelles qui se cachent en dessous, mais ses expressions changent rapidement. Lorsqu’il aborde le sujet des crimes qui se sont déroulés autour de lui dans l’est du Rwanda, sa bouche se tord et son front se plisse.

« Les soldats creusaient des fosses communes. Ils disposaient de la main-d’œuvre nécessaire pour creuser et brûler », explique David. « Il y avait des tueurs en série, des gens formés seulement pour tuer, pour exterminer. D’autres étaient là pour observer et se débarrasser des dépouilles. »

« L’APR tuait les petits groupes de Hutus sur place », explique-t-il. « Toutefois, lorsqu’il s’agissait de plus grands groupes, elle essayait de les diviser. Bien des Hutus étaient transportés par camion aux lieux de massacre dans l’Akagera afin d’y être ensuite tués à coups de fusils ou de couteaux. Certains étaient privés de nourriture pendant des jours, puis abattus avec des marteaux et des houes. »

L’un des principaux centres de mise à mort se trouvait à Nasho, près du lac du même nom, sur le flanc sud du parc. Les commandants s’y déplaçaient ou non, selon l’ampleur des opérations.

« Kazura se rendait de temps à temps à Nasho pour superviser ces massacres. Parfois, John Birasa s’y trouvait avec Nyamvumba, qui travaillait sous les ordres de Kagame », mentionne David. « Ils essayaient d’accomplir ce travail en secret pour ne pas éveiller l’attention d’autres troupes dans les principaux bataillons d’intervention. »

Un des premiers lieux de massacre était situé à Gabiro, dans la maison de Habyarimana, un pavillon d’hôtes comptant plus de 200 chambres où le roi du Rwanda avait habité, utilisée dès le début du génocide pour cribler, identifier et éliminer des Hutus.

D’autres lieux connus de massacre se trouvaient entre cinq et dix kilomètres de Gabiro plus loin dans le parc et à Rwata, à quelque 30 kilomètres de Gabiro vers la rivière Akagera.

« À partir de Gabiro, les Hutus ne pouvaient pas s’échapper, puisque des soldats les entouraient. Ils étaient jetés dans des fosses communes creusées par des bulldozers, puis les soldats commençaient à tirer sur eux », affirme un officier du renseignement qui recevait les comptes rendus journaliers des opérations.

« Le lieutenant-colonel Nyamvumba venait de Gabiro et c’était lui le commandant de cette opération », confirme-t-il.

Cet officier estime que des milliers de gens sont décédés de cette façon. Il précise que chaque jour – durant la nuit et pendant des mois – de 100 à 200 personnes environ étaient chargées sur des camions. Chaque jour, de cinq à dix de ces véhicules passaient par Gabiro pour s’enfoncer davantage dans le parc.

Gabiro disposait de la logistique nécessaire : des bulldozers pour creuser, des réserves de diesel et d’essence pour brûler les cadavres ainsi que de l’acide pour dissoudre les restes des victimes. Selon des sources, les cendres étaient mélangées au sol ou déversées dans des lacs du parc.

Au mois de juin, au plus fort du génocide, Kazura se trouvait à Rwamagana dans le Kibungo, à l’est de la capitale. Un soldat du haut commandement précise que cet homme agissait à titre de commandant de l’opération auprès d’environ 100 soldats qui pourchassaient des civils, les tuaient et les jetaient dans une fosse située dans la localité voisine de Rutonde.

« Kazura était personnellement impliqué dans l’exécution, le commandement et la supervision de ces opérations de chasse et de rassemblement de civils pour les transporter ensuite vers une maison de détention, puis les amener au lieu de massacre », affirme le soldat qui était présent pendant les meurtres.

« Lors d’un incident en particulier, une femme et des enfants hutus qui s’étaient réfugiés dans une église catholique à Rwamagana ont été amenés à Rutonde, où ils ont été massacrés et jetés dans une fosse avec des victimes tutsies abattues par les Interahamwe plus tôt au cours du génocide », ajoute-t-il.

D’autres gens, y compris des hommes, étaient capturés dans des régions voisines et détenus ensuite dans une station-service avant d’être tués et brûlés dans la fosse.

« Les bras des femmes étaient attachés derrière leur dos avec leur pagne (vêtement portefeuille) et les hommes étaient attachés avec leur chemise. Ils étaient amenés dans un centre de détention situé à la station-service, à Rwamagana. Le soir, ils étaient abattus à la station ou transportés à la fosse pour y être tués », décrit le soldat.

Le soldat évalue à au moins 600 le nombre de personnes assassinées de la sorte à Rwamagana seulement, et à plus de 2 000 personnes en tout dans les zones périphériques.

Un autre soldat prétend qu’au début du mois de juillet, Kazura se déplaçait à Rwamagana plusieurs fois par semaine avec son Land Cruiser blanc. Il demeurait à l’Hotel Dereva, une sorte de petit hôtel où il avait accès à des femmes et à de l’alcool. Il était notoire que Kazura disposait de « forces spéciales ».

Le soldat, un homme calme et confiant nommé Damas, confirme que Rwamagana était devenue un microcosme de détention et de massacre tout le temps du génocide. Damas se trouvait sur les lieux en juillet, quand les soldats ont abattu à la gendarmerie environ 200 hommes hutus avec des fusils et de petites houes. Beaucoup de ces victimes avaient les bras et les mains attachés derrière leur dos et certaines d’entre elles étaient déjà mortes, tuées par balle pendant le rassemblement dans leur région d’origine.

Damas conserve un souvenir très vif du massacre, qui s’est déroulé sous le couvert de la nuit dans une tente montée dans le camp de la gendarmerie rwandaise.

« Quand cela se passait, personne ne pouvait dire non ou qu’il fallait arrêter », confie-t-il. « Sur le plan personnel, c’était odieux, mais nous vivions une situation de massacre. »

Les victimes ont été chargées plus tard dans trois camions Mercedes et conduites vers le Parc de l’Akagera. « Quand tout était fini, un soldat a dit à voix haute : Ces salauds ne sont pas tous des tueurs. Ce n’était pas nécessaire de tous les abattre! » Après cette déclaration, il a été frappé à la tête avec une houe et emmené à l’hôpital. »

Damas mentionne que Kazura n’était pas présent durant le massacre cette nuit-là et que les Forces ayant commis ces meurtres faisaient partie de l’armée régulière œuvrant sous le commandement d’un major nommé Gahigana.

Selon des sources, vers la fin du génocide, Kazura et Nyamvumba étaient reconnus comme ayant supervisé le transport des réfugiés hutus vers le Rwanda depuis des camps en Tanzanie où ces derniers avaient fui. Dans un cas, un officier avait vu Kazura diriger des opérations où on a promis à environ 120 femmes et enfants de la nourriture, des provisions et un retour en toute sécurité chez eux. D’après l’officier, ces Hutus ont été chargés dans des camions à Benako, une ville à la frontière tanzanienne, et amenés à Rwanteru, au Rwanda, où ils ont été massacrés.

« J’étais là au moment du chargement des Hutus dans les camions. Il s’agissait, pour la plupart, de femmes et d’enfants. Les hommes étaient très peu nombreux », explique l’officier. « Ces gens ont été assassinés, sous le commandement de Kazura, à coups de houes à Rwanteru. »

Beaucoup de réfugiés qui s’étaient échappés en Tanzanie à cette époque ont refusé ensuite de rentrer chez eux. Quelques survivants de ces attaques ont témoigné pour le présent article. Un réfugié mentionne que des soldats de l’APR se sont pointés le 9 avril chez lui dans son village de la commune de Gituza. « C’était tôt le matin. La population tout entière avait commencé à prendre la fuite aussitôt qu’elle avait aperçu les troupes du FPR. J’ai été témoin de gens blessés qui essayaient de s’échapper. J’ai décidé de fuir avec ma famille. »

Le réfugié, sa femme et ses trois fils ont couru vers le sud le long de la route Kayonza-Kagitumba jusqu’à Mirambi, puis Rukara, pour s’installer finalement dans un endroit appelé le centre de commerce de Karambi, où bien d’autres Hutus ont trouvé refuge. Or, des troupes de l’APR s’étaient rapidement pointées à cet endroit, moment à partir duquel sa vie a changé à jamais.

« Le 19 avril, nous étions encerclés. Le FPR nous avait dit qu’il nous ramènerait chez nous. Le lendemain, deux files de soldats étaient là. Celles-ci nous ont escortés dans un champ de haricots derrière le centre de commerce et ont commencé à tirer sur nous. »

Le réfugié précise que les tirs ont duré de cinq à dix minutes avant que les soldats aient commencé à recharger leurs armes. Alors que ses trois jeunes garçons et sa femme gisaient dans une mare de sang, il s’est enfui dans le parc, blessé au front, aux fesses et à l’estomac.
« À la fin, je n’ai pas pu enterrer ma famille », exprime-t-il avec regret.

*

Parallèlement aux opérations de ratissage visant à exterminer les Hutus dans les communes de la partie nord de Byumba, des escadrons de la mort dirigés par la Direction du renseignement militaire pilonnaient les localités voisines telles que Giti et Rutare.

Un document confidentiel de 55 pages du TPIR expose les grandes lignes d’une opération macabre et puissamment organisée ayant été menée dans ces deux régions, où un contingent de 100 troupes de la Direction du renseignement militaire dirigé par Jackson Rwahama a rassemblé d’innombrables Hutus avant de les massacrer avec des grenades, des fusils et des houes du 17 au 25 avril.

Un témoin ayant travaillé pour la Direction du renseignement militaire à ce moment-là affirme que les opérations conduites à Rutare et à Giti ont eu lieu au lendemain de rencontres avec Nyamwasa, alors chef de ce service.

Le témoin mentionne que les soldats avaient initialement effectué des patrouilles partout à Rutare, où ils ont arrêté des familles hutues entières et volé leurs possessions avant de les « éliminer à coups de houes, connues sous le nom d’agafuni ».

Aux dires du témoin, qui était présent à ce moment-là, le sergent Tharcisse Idahemuka supervisait directement ces tueries.

Les intellectuels hutus étaient particulièrement ciblés. « C’était une priorité d’éliminer le maximum d’intellectuels hutus parce que ces derniers représentaient une menace immédiate et future de révélation de la vérité sur les agissements du FPR. De plus, leur mort réduisait le potentiel des partis politiques dans un avenir plus ou moins rapproché », ajoute le témoin.

Dans un autre incident décrit par le témoin, le colonel Jackson Rwahama, et Jack Nziza, alors chef de bataillon, ont arrêté des civils hutus en route vers un camp de réfugiés. Les deux hommes surveillaient les patrouilles ayant mené des Hutus vers un ensemble de maisons sur une colline à proximité et entourée d’une bananeraie ainsi que d’une forêt.

Avec des soldats équipés de Kalashnikov qui montaient la garde à l’extérieur, des troupes de la Direction du renseignement militaire ont fait exploser des grenades dans les maisons, tuant de 300 à 400 personnes, selon le témoin, qui exprimait des remords pour le rôle qu’il a joué dans cette violence.

« C’était horrible à voir. Nous pouvions voir des cadavres complètement calcinés et aucun survivant. »

Le témoin précise que les ordres d’exécution de ces horribles opérations émanaient de Nyamwasa. Des individus ayant joué un rôle dans l’opération ont également été nommés. Parmi ceux-ci, mentionnons Jean-Jacques Mupenzi, Habass Musonera et Joseph Zabamwita.

En l’espace de quelques jours, le contingent de la Direction du renseignement militaire était passé à Giti, où des soldats avaient procédé au rassemblement de prisonniers, surtout des hommes, et au massacre de ces derniers dans la maison d’un ancien maire. Le témoin se remémore la vision de crânes de victimes fracassés par des houes et de « tissu cérébral qui se répandait sur le plancher ».

La Direction du renseignement militaire continuait à tuer des vagues de réfugiés hutus déferlant sur Giti en provenance d’autres régions, les séparant des familles tutsies, surnommées collectivement la « Tiger Force » et à qui l’on avait confié la sinistre tâche de creuser des tombes. Selon le témoin, un caporal nommé Emmnauel Nkuranga était chargé d’éliminer les prisonniers hutus.

De plus, ce témoin déclare que le FPR organisait des rassemblements dans les communes voisines afin de persuader les gens qui se cachaient dans les bois de retourner chez eux, où ils étaient ensuite assassinés. Il affirme aussi que de jeunes hommes hutus dont les familles s’étaient opposées au régime de M. Habyarimana se sont joints aux rangs de l’APR et ont été assassinés par la suite. Des chargements de Hutus rassemblés dans des camions militaires transitaient également par Giti pour se rendre à Gabiro, où ils allaient « être simplement éliminés ».

À ce moment-là, Gabiro était encore théoriquement dirigée par Nyamvumba, qui retournait aux installations militaires pour aller inspecter les cohortes de nouvelles recrues. Ces installations faisaient 36 kilomètres carrés et, comme d’autres zones dans l’Akagera, elles étaient interdites d’accès à la MINUAR et aux organisations non gouvernementales, soi-disant parce que l’armée de Kagame devait enlever des mines antipersonnel dans la région.

Plusieurs officiers et soldats ont prétendu qu’au lendemain du génocide et dans les années qui ont suivi, Nyamvumba et Kazura ont travaillé de concert avec la Direction du renseignement militaire à la supervision du processus de sélection d’hommes hutus rassemblés la nuit ou recrutés dans toutes les régions du Rwanda, notamment Gitarama, Kibuye, Gikongoro, Cyangugu, Gisenyi et Ruhengeri, en vue de leur élimination dans le Parc de l’Akagera et dans la forêt de Nyungwe, au sud-ouest du pays.

« Nyamvumba était le coordonnateur en chef de ces opérations, car, après tout, il s’y connaissait déjà. Il était essentiel à leur bon déroulement », a mentionné un officier.

L’opinion d’un autre officier ayant travaillé dans le domaine du renseignement divergeait légèrement. « Immédiatement après le génocide, Nyamvumba n’était pas celui qui s’occupait de rechercher ces recrues », dit-il, soulignant que les brigades dirigées par des commandants notoirement violents comme Ibingira tuaient ou rassemblaient des civils hutus après le génocide.

« Mais ces gens étaient éliminés du Training Wing, dont Nyamvumba était responsable. Par conséquent, oui, il partageait la responsabilité de ce qui se déroulait », ajoute l’officier.

Un soldat au Camp de la garde présidentielle, à Kigali, a également été témoin de la participation de Kazura à ces opérations en 1995.

« Kazura aidait au transport par camion de ces gens de Kigali à Gabiro. Il s’agissait de jeunes hommes hutus à qui l’on avait faussement promis un entraînement militaire. Ils venaient de partout au pays et étaient conduits à Kigali, au Camp de la garde présidentielle », précise-t-il. Il ajoute ensuite que « Kazura était personnellement impliqué dans le transport des recrues ».

« Et puis, ces hommes étaient amenés à Gabiro, où ils étaient tués et brûlés près du Training Wing, dans un endroit appelé “New Camp”, à proximité de la maison de l’ancien roi du Rwanda ».

Certains de ces jeunes hommes sont décédés en route vers Gabiro, qui avait désormais acquis sa réputation de véritable usine de la mort, à l’instar du camp d’extermination nazi Auschwitz-Birkenau, mais de plus petite taille et sans la main-d’œuvre.

« Bon nombre d’entre eux ont été transportés dans des conteneurs par camion et sont morts de suffocation en chemin », explique-t-il.

En 1996, le soldat tutsi en question se trouvait à Gabiro à des fins d’entraînement où des Hutus continuaient d’être transportés vers les installations militaires et il a vu Kazura, Nyamvumba et des membres clés de la Direction du renseignement militaire présents sur les lieux.

« Kazura, Nyamvumba, Jack Nziza et Nyamwasa participaient personnellement aux tueries et à la supervision de l’incinération des dépouilles », dit le soldat d’un air sombre.

Ce témoignage est appuyé, dans une certaine mesure, par un employé du TPIR qui demande l’anonymat, mais qui révèle que les mains de Kagame et de Nyamwasa étaient « couvertes de sang » depuis des décennies.

Pendant une entrevue, cet employé a déclaré que le Bureau du procureur du TPIR possédait suffisamment de preuves pour inculper « à plusieurs reprises » Kagame, Nyamwasa et Nyamvumba ainsi que d’autres personnes, mais qu’il refusait de le faire en raison d’ingérence politique au sein du Bureau même et par les États-Unis, un allié indéfectible du président rwandais.

L’employé de ce tribunal a affirmé que des témoins avaient avancé des preuves contre Nyamvumba concernant sa participation à des tueries survenues dans l’est et contre Kazura en ce qui a trait à son rôle dans le transport et l’élimination de recrues hutues.

Les activités du TPIR, dont le mandat consiste à juger des personnes soupçonnées d’actes de génocide pour des crimes perpétrés en 1994, tirent à leur fin. Or, celui-ci n’a poursuivi absolument aucun membre du régime de Kagame jusqu’à maintenant.

Malgré les preuves du TPIR des activités présumées de Kazura et de Nyamvumba, le Département des opérations de maintien de la paix des Nations Unies (DOMP) a confirmé sans équivoque qu’il avait examiné soigneusement la candidature de Kazura avant de le choisir comme commandant de la Force de l’ONU au Mali en 2013.

« L’Organisation de Nations Unies a appliqué la politique d’examen des candidatures relativement aux droits de la personne dans la nomination du général Kazura au poste de commandant de la Force pour la Mission intégrée des Nations Unies au Mali », a déclaré le directeur des affaires publiques du DOMP, Kieran Dwyer, en Novembre.

Les hauts fonctionnaires ont refusé de discuter de l’examen rigoureux auquel le DOMP avait soumis les candidatures de Kazura ou de Nyamvumba pour leurs fonctions de responsables d’opérations de maintien de la paix. L’ONU n’a pas donné suite à des demandes d’entrevue avec Kazura en 2013 – et avec Nyamvumba en 2012.

Pourtant, M. Dwyer a admis que ces nouveaux renseignements seraient pris au sérieux.

« Les éléments d’information fournis comportent de nouveaux renseignements. L’Organisation des Nations Unies les prend au sérieux et les étudiera en détail conformément à sa politique d’examen des candidatures relativement aux droits de la personne », a ajouté le haut fonctionnaire de l’ONU.

En 2008, la décision de l’Organisation des Nations Unies de renouveler le mandat d’un autre général rwandais, Emmanuel Karake Karenzi, qui était commandant adjoint de la MINUAD, malgré un acte d’accusation espagnol contre celui-ci pour des crimes de guerre à l’endroit de Hutus dans les années 1990, s’est soldée par un fiasco en matière de droits de la personne.

Au mois de février 2008, le magistrat espagnol Fernando Andreu Merelles a émis un acte d’accusation contre 40 commandants rwandais, y compris Karenzi et Nyamwasa, pour des crimes perpétrés contre des Hutus pendant et après le génocide.

Nyamvumba lui-même a été cité dans l’acte d’accusation de 2008 comme ayant joué un rôle dans des massacres contre des civils hutus à Murambi, à Kizimbo et dans le Kigali rural, même si aucun acte d’accusation n’a été émis contre lui parce que davantage de preuves étaient requises.

« Un témoin a déclaré que Nyamvumba était fortement impliqué dans les opérations de massacre menées dans ces trois régions », a confirmé un avocat représentant des victimes au Tribunal spécial pour les crimes graves (Espagne), Jordi Palou-Loverdos.

Cet avocat a souligné qu’un autre témoin, également un ancien soldat de l’APR, a fourni des preuves contre Nyamvumba au magistrat, ajoutant que des enquêtes se poursuivaient dans cette affaire.

« Le tribunal espagnol continue de recueillir des preuves complémentaires de crimes de droit international commis au Rwanda et dans la République démocratique du Congo. Les recherches sont en cours », a précisé M. Palou-Loverdos.

Kagame lui-même, qui est louangé pour avoir défait les extrémistes hutus responsables du meurtre de plus d’un demi-million de Tutsis et de Hutus modérés pendant le génocide, jouit d’une immunité de poursuite parce que le tribunal espagnol n’a pas compétence pour accuser un chef d’État.

Néanmoins, selon M. Palou-Loverdos, l’Espagne possède suffisamment de preuves de la participation du président rwandais à titre de commandant dans des massacres à grande échelle de civils hutus dans les localités rwandaises de Byumba et de Kibeho, dans l’assassinat d’évêques rwandais ainsi que de missionnaires et de travailleurs humanitaires espagnols, de même que dans le massacre de réfugiés rwandais et congolais hutus en République démocratique du Congo dans les années 1990.

« Dans la plupart de ces cas, d’anciens soldats clés du FPR nous ont informés que Kagame a demandé à ses commandants subordonnés dans un appel radio d’effectuer le travail », souligne l’avocat.

« Les témoins ont déclaré sous serment qu’il s’agissait d’instructions très strictes et que de telles décisions pouvaient être prises uniquement par Kagame », poursuit M. Palou-Loverdos.

En dépit de sa propre enquête sur les tueries de l’APR à Kibungo en 1994, M. Matata n’était pas surpris d’apprendre que l’ONU ait réalisé le souhait de Kagame de nommer Nyamvumba chef de la MINUAD en 2009.

« J’ai à peine réagi à l’annonce de la nouvelle », dit M. Matata. « Mais je dois avouer que c’est décourageant de voir l’armée du FPR au sein d’une Force de maintien de la paix. Comment des tueurs peuvent-ils garantir la paix? Ces soldats sont impliqués dans des crimes au Rwanda et au Congo, mais l’ONU fait la sourde oreille. »

« Nous semblons incapables de faire passer le message. »

Pour Damas, les problèmes sont encore plus graves : « Nous renforçons le gouvernement rwandais en ne dénonçant pas la situation. »

Le soldat tutsi ayant perdu la plupart des membres de sa famille aux mains d’extrémistes hutus pendant le génocide affirme qu’il a honte d’être Rwandais. Et pourtant, il tient catégoriquement à une chose : « Je veux que les gens soient informés de ces crimes cachés. C’est à nous de dévoiler la vérité et ce que nous savons ».

« Nous avons besoin d’un meilleur avenir pour notre pays. Nous devons expliquer à nos enfants ce qui s’est réellement passé ».

 Journaliste pigiste de Montréal, Judi Rever a travaillé par le passé pour l’Agence France-Presse et Radio France Internationale. Elle a fait des reportages en République démocratique du Congo, au Rwanda, en Sierra Leone, en Côte d’Ivoire et au Moyen-Orient. Elle se spécialise dans les questions relatives aux droits de la personne et elle effectue actuellement des recherches pour la rédaction d’un livre sur les crimes de guerre perpétrés par le Front patriotique rwandais et son armée

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